Artiste, réalisatrice et théoricienne basée à Berlin, Hito Steyerl développe depuis le début des années 90 une pratique artistique à la croisée de différentes cultures de l’image, du documentaire à l’installation vidéo ou encore à l’environnement virtuel. Elle met en place des réflexions critiques sur les évolutions de la société et de notre rapport aux images. Elle détourne les nouvelles technologies pour analyser comment celles-ci orientent nos modes de vie et nos pensées.
Hito Steyerl appartient à une génération d’artistes qui sont les héritiers de ce que l’on a appelé l’école de Francfort, une école de pensée philosophique qui conçoit la pratique artistique elle-même comme une activité critique, et confère donc à l'œuvre d’art ce potentiel politique d’avoir un regard sur le monde contemporain.
Hito Steyerl porte un regard critique sur le tournant numérique qui s’est opéré dans le régime des images. Pour elle, elles sont en train de changer de statut.
Au départ documentariste, elle s’est par la suite tournée vers le champ de l’art contemporain. Pour elle, cette transition s’est faite naturellement, en même temps que les images ont elles aussi évoluées.
“Aujourd’hui des formes d'autorité comme les médias, la science, ou bien la loi autorisent les images comme des faits. Les images ont perdu et ont quitté cette zone et sont désormais sur une sorte de voie de free-lance ou de mercenaires.
Elles ont quitté le “service militaire”, le service d’Etat, pour vendre leurs services au plus offrant. Donc elles n'échouent pas.”
L’une des autres thématiques qu’elle aborde est le rôle que jouent les institutions dans notre monde digitalisé. Elle dresse le constat qu’aujourd’hui les musées sont de plus en plus laissés aux mains de sociétés privées ou de riches particuliers.
“Plutôt que d’être des forums où la société pourrait se constituer à travers des discussions, les musées deviennent des agences de relations publiques pour blanchir la réputation des entreprises. “
Hito Steyerl veut mettre l’accent sur le fait de reconsidérer nos institutions, ne pas les laisser à l’abandon au risque de les voir devenir des lieux de spéculations financières. Les musées devraient être des lieux où l’on pense notre société et son devenir, à travers des discussions, débats, échanges…

Dans ses œuvres, Hito Steyerl aime imbriquer des mondes alternatifs au monde existant, ces deux mondes s’opposent et se répondent à la fois. En fabriquant des mondes virtuels qui se basent sur des données et informations du monde physique, elle met en avant les dysfonctionnements profonds de celui-ci.
SocialSim, Hito Steyerl, 2020
(Exposition “I Will Survive: mondes physiques et virtuels, centre Pompidou, 2021)
Dans cette installation, Hito Steyerl crée une simulation des événements sociaux et politiques de l’année 2020, qui sont consécutifs à la crise sanitaire qu'a engendrée le COVID-19. Le titre SocialSim provient du terme “Social Simulation”, l’ensemble des modèles scientifiques de gouvernance qui prétendent pouvoir prédire le comportement des individus dans une société complexe. En entrant des paramètres s'appuyant sur des données officielles et indépendantes sur la situation des violences policières en France et aux Etats-Unis et leur évolution avec la pandémie dans une application, elle réalise une simulation dans laquelle les spectateurs peuvent voir se dérouler une étrange chorégraphie.

Dans une grande pièce plongée dans le noir, qui prend la forme d’une interface, des projections nous entourent. On y voit des policiers, et des ouvriers danser frénétiquement tout autour de nous, et s’infecter les uns les autres. Les avatars de SocialSim sont des figures illustratives d’un imaginaire collectif ; la figure de l’ouvrier symbole, qui évoque le peuple, et celle du “policeman”, inspiré du cinéma américain. Ces deux figures, par leur opposition sémantique soulignent la notion de chorégraphie sociale qu’évoque Hito Steyerl pour parler de cette œuvre. Leur passage laissant des traces qui au fur et à mesure s’accumulent et illustrent une perte de maîtrise des individus sur leur environnement.

“J’ai été fascinée par le fait que la technologie à travers laquelle toutes ces crises sont représentées est plus ou moins la même, au fond. Les mathématiques permettent de simuler ces phénomènes de propagation qu’il s’agisse d’un virus, de l’esprit de révolte ou de manifestation, ou la propagation de fake news ou de théories du complot… Tous ces événements de contagion, pour ainsi dire, peuvent être simulés en utilisant le même type de mathématiques. Cette observation est le point de départ de notre simulation, que je nomme « chorégraphie sociale ». En gros, elle simule, de façon mathématique, le type de mouvements que les sociétés traversent dans ce type de représentation.”
Hito Steyerl a créé cette vidéo pendant le confinement à partir de récupération de chutes d’autre vidéos antérieures. Avec cette idée d’économie des images, il y a la volonté de parler du devenir contemporain des musées publics, une thématique récurrente de l’artiste.
Elle va pour cela utiliser différents clins d'œil à l'actualité et construire une narration autour de la disparition du Salvator Mundi, attribué à De Vinci (tableau auquel on attribue plusieurs peintres différents, qui possède beaucoup de copies et qualifiée en 2017 de peinture la plus chère du monde). Ce tableau est apparu sur le marché de l’art et a fini par disparaître dans une collection privée, coupé ainsi du regard des spectateurs et conservé en partie pour sa valeur monétaire.
En parallèle de cette partie immersive, une seconde vidéo est visible et s’associe à la première. Dans la fiction d’Hito Steyerl, le Salvador Mundi est retrouvé dans un étrange musée “the museum of self-evolving art works”. À la suite de la flambée spéculative du marché de l’art, des assauts du nationalisme identitaire et à la chute des subventions publiques allouées aux lieux culturels, les œuvres d’art doivent se débrouiller seules et prendre en main leur destin. Il s’avère que le nouveau Salvator Mundi est en fait l'intelligence artificielle qui s’est emparée des outils de simulation sociale pour diriger le monde.

Dans cette vidéo, on voit des images de plusieurs centres d’art comme le centre Pompidou, du K21 de Düsseldorf, ou encore des vidéos filmées devant le parlement de Berlin, où des manifestations anti-masques ont pris la forme de danses publiques étonnantes. Le “museum of self-evolving art works” est dans cette fiction une forme de résistance des œuvres, qui recherchent leur propre autonomie dans le but de garantir leur survie.


L’artiste parvient à mettre en lumière plusieurs sujets d’actualité et de créer un lien entre eux. Le rendu visuel, de par son immensité (projection immense sur tous les murs d’une salle complètement noire) m’a tout de suite marquée et interpellée. Cette simulation de notre réalité à partir de données réelles donne encore une fois cette sensation d’un miroir de notre propre société mis devant nos yeux, dont nous ne pouvons plus nous détacher.