Dans cet essai littéraire, Hito Steyerl se penche sur la question de l’escroquerie sentimentale en ligne ; les romantics scams. Il s’agit d'escroquerie matérielle ou morale. Sur Internet, le principe général repose sur l’envoi de courriels par des escrocs qui cherchent à gagner la confiance de personnes dans le but de leur extorquer de l’argent.

La recherche de l’artiste autour de ce sujet est conjuguée d’extraits du forum _________________________ , sur lequel des victimes d’arnaques sentimentales témoignent et discutent pour repérer et stopper les scammers.

Hito Steyerl utilise notamment un topic (sujet sur lequel se centre une page de discussion) où l’on découvre l’histoire de Fred, tombé éperdument amoureux d’une femme qui dit s’appeler Esperanza, avec qui il parle sur la plateforme Match.com depuis plusieurs mois. Un jour, on lui annonce au téléphone la mort de cette femme qu’il n’a jamais pu rencontrer. Fred prendra en charge les frais des obsèques et par la suite, les recherches d’un ami à lui prouveront qu’Esperanza n’a en réalité jamais existé.
L’histoire de Fred et Esperanza sert d’introduction et de fil narratif qui accompagne les recherches et conclusions d’Hito Steyerl à propos de ses arnaques sentimentales qui grouillent sur le Net. À travers ce récit, et plus largement les extraits du topic du site romancescam.com, nous suivons les divers impacts de ce phénomène et ce qu’il révèle de notre société.

Les relations épistolaires apportent une valeur affective forte de par deux éléments : l’absence et le délai. Les communications virtuelles retirent en partie le principe de délais mais l’absence joue toujours son rôle. Contrairement au mode épistolaire classique, la communication virtuelle induit des messages textuels, mais également des messages vocaux, des vidéos, des appels téléphoniques ou vidéos. La personne avec qui on communique se manifeste par des sons (notifications), se traduit en rythme, flux, temporalité d’interruption et de disponibilités. Hito Steyerl parle, en citant Jacques Derrida “d’une absence vive et vivante”.
L’aspect littéraire et cinématographique a un impact tout particulier dans ces escroqueries, et l’artiste les met en avant dès le titre. En effet Letter for an Unknown Woman fait référence au film éponyme du réalisateur Max Ophüls, lui-même librement adapté du roman de Stefan Zweig. Dans ces deux œuvres aux synopsis assez similaires, un artiste célèbre reçoit une lettre qu’une inconnue lui a écrite avant de se donner la mort. Dans celle-ci, elle lui révèle qu’elle est amoureuse de lui depuis son adolescence, au moment où l’artiste emménage à côté de la maison de ses parents. À plusieurs moments de sa vie, elle tente de se rapprocher de lui, et finira même enceinte de lui, sans jamais rien lui révéler. L’artiste quant à lui ne se rappelle pas d’elle. Pendant toutes ces années il la croisera sans jamais s’intéresser à elle, même lorsqu’il entretiendra des rapports charnels avec cette femme. Celle-ci aura vécu un amour passionné et jamais réalisé, et aura consacré sa vie à un homme qui ne se souviendra jamais d’elle. Ce qui rapproche le film de Max Ophüls et les cas d’escroqueries amoureuses à l’ère du numérique, c’est le mélodrame.

Pour Fred, même après que le scam fut révélé, la force de ses sentiments est toujours aussi réelle. La personne avec qui il parlait n’était pas réelle, mais pour lui cela ne change pas la réalité de sa relation au moment où il l’a vécu.
Hito Steyerl qualifie ces situations de mélodrames numériques.
https://www.romancescam.com
Dans le mélodrame, il y a cette notion d’impossibilité, d’absence, d’amour idéalisé mais jamais complètement réalisé. Dans le mélodrame, les réalités géopolitiques et culturelles sont gommées au profit d’un amour bien plus grand que n’importe quel conflit mondial. Dans le mélodrame, le politique serait personnel, et les histoires sociales sont réécrites du point de vue du sentiment.
Dans le mélodrame numérique, ces questions sont toujours invoquées, ajoutées à cette notion de proximité qui contrebalance avec l’absence physique de l'être aimé, mais sa présence numérique insidieuse s'ancre dans l'esprit de celui ou celle qui est arnaqué.e.
Loin des grandes lettres écrites à la plume, les échanges épistolaires de ces scammers s’adaptent à leur époque et aussi à leurs cibles. Les fautes d’orthographe, langages “sms” à base d’abréviations, de fautes de frappe laissent la place au sentiment amoureux de se développer, et à l’arnaque, au fake, de s'ancrer un peu plus dans le réel et le quotidien. De plus, l'écriture est un moyen finalement peu coûteux pour parvenir à des fins monétaires importantes.
Dans le mélodrame, il y a cette notion d’impossibilité, d’absence, d’amour idéalisé mais jamais complètement réalisé. Dans le mélodrame, les réalités géopolitiques et culturelles sont gommées au profit d’un amour bien plus grand que n’importe quel conflit mondial. Dans le mélodrame, le politique serait personnel, et les histoires sociales sont réécrites du point de vue du sentiment.
Dans le mélodrame numérique, ces questions sont toujours invoquées, ajoutées à cette notion de proximité qui contrebalance avec l’absence physique de l'être aimé, mais sa présence numérique insidieuse s'ancre dans l'esprit de celui ou celle qui est arnaqué.e.
Dans le mélodrame, il y a cette notion d’impossibilité, d’absence, d’amour idéalisé mais jamais complètement réalisé. Dans le mélodrame, les réalités géopolitiques et culturelles sont gommées au profit d’un amour bien plus grand que n’importe quel conflit mondial. Dans le mélodrame, le politique serait personnel, et les histoires sociales sont réécrites du point de vue du sentiment.
Dans le mélodrame numérique, ces questions sont toujours invoquées, ajoutées à cette notion de proximité qui contrebalance avec l’absence physique de l'être aimé, mais sa présence numérique insidieuse s'ancre dans l'esprit de celui ou celle qui est arnaqué.e.
On assiste donc à une mise en miroir des protocoles financiers. Hito Steyerl décrit ce phénomène comme une traduction des illusions liées au capitalisme financier mondialisé en langage personnalisé de la romance.

Mais revenons à la question du langage, cruciale dans le processus de ces escroqueries. Le texte a déjà évoqué le genre épistolaire, le mélodrame mais on parle aussi de langage créatif. “Des faux documentaires personnalisés basés sur la forme narrative des chaînes de Ponzi”, c’est ainsi que décrit Hito Steyerl les textes et messages rédigés par ces romantics scammers. Il y a effectivement dans ces rédactions de messages virtuels une idée de création en série de produits sur mesure, s’adaptant à chacune des victimes. Les cibles les plus communes sont des femmes, vulnérables en proie à des difficultés d’ordres sociales, financières. Le but de ces scammers est de leur vendre, à travers les mots un romantisme auquel elles aspirent dans leur inconscient, construit de mots, fausses promesses et compliments.
Ce qui est particulier dans le langage de ces escrocs, c’est qu’il est visiblement emprunté, recyclé, il passe par des traductions grossièrement faites par des sites internet, souvent formelles et qui peuvent paraître trop clichés, ce que reprochent beaucoup de “chasseurs d'escrocs” qui s’étonnent que certain.es se fassent prendre au piège. Mais c’est justement toute l’inexactitude de ce nouveau langage des médias numériques qui crée cet engouement affectif. Ces jargons à la fois simples et poétiques sont des témoins des situations géopolitiques complexes, ce qui revient à cette question du mélodrame, et qui ne sont pas si contradictoires avec les fausses identités qu’adoptent les scammers. L’affectif prend le pas sur le sens global des écrits, composés de mots-clefs romantiques dotés d’une force mimétique qui entretient ce lien entre l’escroc et sa victime. On peut même parler d’un langage contemporain, dont les codes relèvent du numérique et de la démocratisation du chat en ligne, des langages abrégés des sms, dont on ne saisit pas encore toutes les subtilités et qui en perpétuel renouvellement.
Hito Steyerl conclut que ce qui relie l’escroc et l’excroqué, c’est l’espoir. Pour l’un, espoir d’en retirer un avantage financier, pour les victimes c’est un espoir à la fois d'ordre sentimental mais également matériel. L’espoir que quelque part, une personne que l’on a jamais rencontrée nous aime inconditionnellement et que l’on finira par la rencontrer et vivre cet amour idyllique auquel on aspire.
L’espoir investi dans l’affect épistolaire également, qui brise la monotonie du monde d’aujourd’hui qui impose un rythme de plus en plus rapide, ne laisse plus le temps aux pauses, à la rêverie. Cet espoir brise la monotonie répétitive du travail des mères de famille, des personnes précaires au quotidien de labeur et sans interruption qui sont les plus touchés par ces mélodrames numériques.
Le texte se termine sur une réponse fictive d’Esperanza, cette femme dont Fred est tombé amoureux, et qui n’existe pas. Dans cette réponse, Esperanza affirme qu’elle n’est pas morte, qu’elle existe bel et bien. Il y a des indices qui nous font croire que c'est probablement Hito Steyerl elle-même qui en est l'auteur, car elle inclut des noms de personnes portant également le nom de Steyerl dans le récit d'Esperanza.
Le scam en ligne est un phénomène en constante évolution, qui existe depuis qu’internet a été mis en place. Les escroqueries existent depuis plus longtemps, mais les restituer dans le contexte actuel, avec l’avènement des nouvelles technologies met en lumière de nouvelles problématiques.

Ces scammers par leurs échanges avec les utilisateurs et l’élaboration de leurs faux profils, créent de toutes pièces une relation fictive. On pourrait ainsi nommer les scam en ligne comme des fictions virtuelles, qui parviennent à voyager jusqu’au monde physique, et à avoir des impacts dans celui-ci. La vie sociale de la personne scammée est directement touchée. Pour elle, cette relation est réelle, authentique, et toutes les conséquences qui en découlent aussi. C’est un exemple de la façon dont cette propagation numérique de conception alternative du monde est capable de déclencher de réelles actions dans la sphère physique.